L’Histoire de France s’est arrêtée à Kigali

L’implication de la France dans le dernier génocide du vingtième siècle n’est plus contestée aujourd’hui que par des esprits chagrins ou retors, incapables sans doute d’affronter la vision traumatisante d’une démocratie ayant renié ses valeurs et perdu son identité dans des charniers à ciel ouvert situés à plusieurs milliers de kilomètres de ses frontières naturelles, sur les mille et une collines du Rwanda.

Tant que la France, par l’intermédiaire de ses représentants, ne reconnaîtra pas sa responsabilité directe dans le génocide rwandais, tant qu’elle refusera obstinément de juger les responsables politiques, diplomatiques et militaires français qui y ont participé, son passé n’aura plus pour mythologie qu’une fosse commune d’où s’échappera des relents de gloire pourrie. Son avenir, quant à lui, sera éternellement réduit à l’image de Sisyphe faisant rouler une pierre tombale sur une montagne de mensonges, de dénis et de faux semblants.

La République Française pourra bien exiger d’autres pays qu’ils reconnaissent leurs fautes passées ou présentes et se montrent exemplaires (1), sa voix raisonnera dans le vide et n’aura pour écho qu’un silence gêné ou hostile. La démocratie française pourra toujours se définir comme le pays des droits de l’homme et mettre en avant l’universalité de ses valeurs, mais qui voudra encore se donner la peine de la croire ? Qui ne serait pas en droit de lui répondre par un haussement d’épaule ou par un rire plein de mépris ?

Vous ne voulez pas entendre parler de repentance. La belle affaire ! Evitez donc de commettre ou de laisser commettre en votre nom des crimes et on vous laissera tranquilles.

D’ailleurs, il ne s’agit pas tant de se repentir par un acte collectif d’expiation, que de juger les responsables présumés et de condamner les coupables. Tout compte fait, il n’y a là qu’une simple application de nos principes démocratiques.

Vous dites que ces crimes ont été commis par d’autres ! Sans doute, mais ils sont aussi l’œuvre de vos représentants que vous avez élus ou réélus ! On ne donne ou on ne prête pas sa confiance impunément !

Le plus troublant pour une conscience citoyenne, c’est de constater qu’une démocratie peut, au même titre que n’importe quel régime brutal, autoritaire, dictatorial ou totalitaire, commettre des crimes de masse contre l’humanité, sans que le moindre sentiment de culpabilité ne vienne inquiéter le cours tranquille de son histoire et de son quotidien.

Un génocide comme si de rien n’était. Un génocide ce n’est d’ailleurs pas grand-chose (2) dans ces pays lointains, n’est-ce pas ? !

Cette complicité, plus que toute autre, en raison de l’ampleur du drame, ébranle nécessairement en profondeur les certitudes et la foi que nous pouvions avoir dans les valeurs fondatrices (3) de notre démocratie. Ce régime qu’on croyait le meilleur, sans le croire irréprochable, n’a pas fait mieux que tant d’autres qui nous avaient pourtant horrifiés par le peu de cas qu’ils faisaient de la condition humaine.

Notre bulletin de vote s’est donc réduit à entériner la mise en coupe réglée d’une humanité toute entière. Nous nous sommes endormis en héros sur nos lauriers, nous nous sommes réveillés en bouchers accomplis. Nous avons donné notre confiance sans prendre garde à l’usage qui en serait fait ; nous avons choisi des représentants qui ont agi en notre nom sans exiger qu’ils rendent des comptes de leurs actions, bonnes ou mauvaises : là réside notre responsabilité de citoyen et éventuellement notre faute ; même si, concédons-le, la culpabilité n’est le triste et sombre privilège que de quelques élus.

Comment croire en Dieu après Auschwitz ? Comment croire en notre République après les charniers de Kigali ?

Comment reprendre une vie citoyenne normale et parvenir à faire à nouveau confiance dans nos représentants, lors même que les responsables français du génocide rwandais trainent encore dans les couloirs du pouvoir avec leurs mandats à la main ? Comment ne pas préférer l’abstention civique (4) à un vote qui transforme l’élu en monarque absolu et irresponsable ?

Comment s’acquitter innocemment de ses impôts (5) sans avoir le cœur serré par l’idée qu’une partie de ceux-ci serviront peut-être à asservir ou à anéantir une partie de notre humanité, une partie de nous-mêmes ? Car c’est bien une partie de nous-mêmes que nous avons perdu au Pays des Mille Collines. Peut-être même la meilleure partie de nous-mêmes, celle qui nous porte à voir en l’autre, non pas un ennemi, non pas un instrument stratégique ou politique pour notre gloire ou notre bien-être, mais un semblable, un frère avec qui nous partageons des souffrances et une destinée, même s’il est loin de nous, ne nous connaît pas et ne nous ressemble pas.

La République était notre bien commun. Qu’est-elle aujourd’hui ? Un fardeau que nous porterons encore longtemps sur les collines rwandaises et qui nous ramènera sans cesse au 7 avril 1994.

L’Histoire de France s’est arrêtée à Kigali.

Guillaume de Rouville

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(1) La France est l’un des pays les plus actifs pour demander une reconnaissance internationale du génocide arménien perpétré par les armées Turques au début du XXème siècle.

(2) On prête à Mitterrand la phrase suivante (rapportée par Le Figaro du 12/01/1998) : « Dans ces pays-là, un génocide, ce n’est pas trop important ».

(3) Du moins, dans ses valeurs supposées.

(4) C’est le principe de précaution appliqué au vote.

(5) L’écrivain américain, David Thoreau, auteur de La Désobéissance Civile (1849) refusa de payer ses impôts pour, notamment, ne pas contribuer au financement de la guerre des Etats-Unis contre le Mexique.

 

Une réponse à “L’Histoire de France s’est arrêtée à Kigali”

  1. Avatar de Lazare Gérard
    Lazare Gérard

    Un texte de condamnation mais aussi un texte plein d’humanité

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